février 14, 2012

Quand l'Abbé Pierre rencontre la misère pour la première fois....la première fois d'une longue vie

Non, jusqu’à ce jour, le petit Henri n’a jamais eu de contact réel avec la misère. Le dimanche, dans un coin de l’Eglise, un mendiant lui sourit, le remercie lorsque, sortant de la messe, il lui fait la charité de quelques sous ; le sourire et le « merci » du vieillard font partie, à titre d’émouvants accessoires, de son existence d’enfants riches. Mais a-t-il jamais joué, parlé avec un gosse de pauvre ? Est-il jamais entré dans un logis de pauvre ? A-t-il jamais pénétré au cœur d’un quartier populaire de sa ville ? Il sait vaguement que le monde des malheureux existe, mais pour lui la notion de malheur se confond inconsciemment avec celle du mal : idée confuse, rarement exprimée, plutôt respirée dans tout milieu bourgeois où la bienfaisance existe sans doute, mais reste enclose dans des principes de suffisance, qui peuvent se résumer ainsi : la fortune est la sanction naturelle (et quasi providentielle) des profondes vertus d’une famille et d’une classe, la fortune confère la dignité, attire la respectabilité. Par sa fortune, se juge la valeur d’un homme. Un pauvre est un homme atteint de quelque tare, sinon de quelque vice. Les miséreux, ceux dont l’enfant a pu saisir au passage le regard traqué, constituent une humanité différente de celle dont il fait partie, et proche de l’animalité, dangereuse, menaçante : des loqueteux, on peut s’attendre à tout : au vol, au rapt, au meurtre, des loups sous des apparences d’hommes.
Et soudain, le voici au milieu de ces miséreux ; ils sont une quarantaine, dans cette salle, hirsutes, patibulaires, avec leurs vêtements en loques, et malodorants. Dans quel horrible piège son papa s’est-il fourvoyé ?

Boris Simon, les chiffonniers d’Emmaüs, Paris, Editions Michalon, 2004, p55

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire